L’année dernière à la même époque je courais un semi-marathon, les pieds nus et avec un stupide caleçon léopard. Bien que je sois arrivé 27 longues minutes après le champion, l’image était suffisamment percutante pour que j’aie le droit à une interview dans un blog spécialisé, suite à quoi je refusais à trois reprises de participer à des émissions de télévision ou de radio portugaises. Jouer le rôle de l’original pendant trois minutes sur un plateau du genre Laurent Ruquier et essuyer des vannes sans avoir la moindre chance de pouvoir expliquer la pertinence et la philosophie de ma pratique ne m’intéressait pas plus que ça.
Mais la semaine dernière, la télévision est revenue frapper à ma porte avec une proposition plus intéressante : 10 minutes rien que pour ma pomme (et mes pieds), avec un entretien d’une heure trente, au calme, et un tournage chez moi dans ma province.
Il s’agit de RTP Running, je suis très critique vis-à-vis de ce programme et j’explique pourquoi plus bas, mais on m’offrait là une opportunité unique de sensibiliser une large audience à l’importance du pied-nu et de promouvoir une image « cool » de la course sans chaussure. Le pied-nu souffre d’une image catastrophique et aujourd’hui malheureusement, l’image c’est primordial. J’ai échoué dans les négociations, et dû accepter de porter le t-shirt du sponsor, fabriqué en Chine dans des conditions humaines et environnementales que je préfère ignorer, mais si le résultat final peut aider ne serait-ce qu’une ou deux personnes à ne plus se faire de blessures en pratiquant la course à pied, et à comprendre que la solution aux lésions n’est pas dans le produit manufacturé mais dans le corps et la technique, je considère que j’ai eu raison d’accepter l’invitation.
L’interview m’a un peu stressé, essayer de faire passer mes idées au cours d’une conversation cadrée au millimètre par le producteur, tout ça dans une langue qui n’est pas la mienne, pas facile. Je pense avoir réussi à placer quelques notions essentielles : courir pieds nus c’est apprendre à courir correctement, écouter son corps, corriger sa foulée, courir avec conscience et précaution, développer une vision pacifiée et harmonieuse de la pratique sportive, rechercher la précision, les sensations, le bien-être, développer une compréhension plus globale (holistique ?) du corps, de l’esprit et de l’environnement (dans le sens : ce qui « m’environne »), abandonner ses peurs, reprendre confiance en soi, etc, etc. Les quelques idées faussement dangereuses pour le système ont été écartées au montage (« je cours sans consommer », « l’équipement est un piège »), on ne peut pas trop en demander non plus, je suis déjà plus que satisfait du résultat. Pour ceux que ça intéresse, le clip est visible par là, mais je préfère avertir les punks et autres âmes un peu trop sensibles, on pénètre ici dans le monde verni et aseptisé de la communication pure et dure, attention les yeux !
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Tout ceci étant dit, voici maintenant un décryptage de ce programme à la manière d’Acrimed, qui va nous aider à mieux comprendre les ficelles utilisées avec ruse et brio par le couple « média / marques ». J’analyse ici le premier épisode de cette série, visible en cliquant sur ce lien :
http://www.rtp.pt/play/p1661/e168869/rtp-running
– Premièrement, il faut savoir que cette émission est intégralement financée par Sport Zone, le concurrent portugais de Décathlon (et très partiellement par Rexona, un produit conçu pour empêcher volontairement le bon fonctionnement de notre transpiration). Concrètement cela signifie que Sport Zone investit dans de l’espace audiovisuel, pour diffuser à niveau national une image positive de la course à pied et dans le même temps placer ses produits. Chaque épisode est diffusé quatre fois dans la semaine.
– Deuxièmement, le programme est diffusé sur la chaîne RTP Information. Le mot Information apparaît donc à l’écran pendant toute la diffusion du programme : on nous fait croire qu’on nous informe, alors que le seul objectif est de nous inonder d’images hyper-léchées de produits manufacturés associés à tout un tas de valeurs positives.
– Dans la première partie du programme, l’héroïne de tous les jours développe un argumentaire vantant tous les aspects de sa pratique sportive : « thérapie, dépassement de soi, partage, amitié, une manière d’être dans la vie, plaisir, fête, rêve », et dans le même temps les images nous montrent une femme professionnelle, épanouie, ambitieuse et dynamique. Elle court avec des Nike, et des Reebok, offertes par Sport Zone.
– Mais soudainement, son discours change de ton. Elle nous alerte sur les dangers de cette pratique : « en courant on risque de se faire des blessures, et c’est pourquoi il faut acheter des chaussures adaptées à notre type de foulée ». Il y a au moins trois grandes stratégies marketing cachées dans cette unique phrase.
1/ Il s’agit de faire perdre toute confiance en soi au téléspectateur. On vient de lui faire goûter au Nirvana mais on lui explique maintenant qu’il n’est pas capable d’y arriver tout seul, qu’il risque des blessures s’il essaye par lui-même. Heureusement, le produit manufacturé est là pour répondre à ce problème : en achetant ledit produit, je pourrai moi aussi m’approcher du 7ème ciel.
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