du diktat de la chaussure

Le Philosophe antique considérait donc que la chaussure empêchait d’accéder au bonheur et à la liberté. Essayons maintenant de comprendre comment et pourquoi la Dictature cherche à imposer le port de cette même chaussure à tout un peuple.

Au Portugal, la « contre-révolution de mai 1926 » par l’armée donne naissance à l’autoproclamée « Dictature Nationale », puis à l’instauration du Parti Unique en 1930, puis à l’arrivée d’Oliveira Salazar à la tête de l’État Nouveau en 1933. Le régime tiendra jusqu’à la révolution des œillets de 1974.

Cette Dictature Nationale est le début d’un redressement économique sans précédent avec l’aide de la Société des Nations, mais c’est également le début d’une époque pendant laquelle les libertés personnelles seront réduites à peau de chagrin. L’aliénation du pied fera bien évidemment partie du vaste programme d’aliénation du peuple.

139952698_223f3bbba2_bvendeuses de poisson travaillant pied nus – Portugal – date inconnue

En 1928, la « Ligue Portugaise de Prophylaxie Sociale » édite un ouvrage au titre ô combien réjouissant :  « Le Pied Nu – une Honte Nationale qu’il est Urgent d’éradiquer ». J’ai trouvé un exemplaire sur ebay,  je suis impatient de connaitre le point de vue des 3 médecins coauteurs de l’ouvrage, je sens qu’on va bien rigoler. Les premiers mots de l’introduction sont à savourer : il s’agit « d’entrer en campagne contre le pied nu indécent, inesthétique et anti-hygiénique ».

pédescalço

« cette vieille habitude source de mille préjudices moraux, esthétiques et matériels, enlaidissant la femme, lui faisant perdre toute sa grâce, la masculinisant, faisant ressembler l’homme aux sauvages d’Afrique, et seulement ceux-là car même les Peaux-Rouges d’Amérique portent des sandales »  

La même année, Porto et Lisbonne deviennent interdites aux va-nu-pieds. Des barrages de police sont mis en place et les 2 villes portugaises vident rapidement leurs centres de l’indécente et inesthétique lie populaire.

Coimbra attendra 1934 pour jouer le même jeu :

– En considérant qu’une telle mesure s’impose, non seulement pour raison d’hygiène et de santé publique, mais surtout au nom de la réputation du pays, où ce spectacle dégradant déjà banni des pays civilisés ne peut plus continuer;
– En considérant que cette répression a déjà été faite, avec des résultats appréciables, dans les deux villes de Lisbonne et Porto;
– En considérant qu’on ne doit pas s’alourdir d’un signe extérieur de pauvreté :

  • est interdite la circulation des personnes non chaussées sur les voies publiques des aires urbaines, qui seront délimitées par les autorités municipales
  • la transgression du dispositif sera punie d’une amende allant de 50 à 200 escudos. La récidive sera punie du double.

Les 3 plus grandes villes du Portugal ont enfin retrouvé un caractère plus « civilisé ». Mais cela ne suffit pas, les 2/3 du Portugal est rural et continue à exhiber ces pieds que je ne saurai voir. En 1956, le bouquin cité plus haut est réédité, de nouvelles campagnes de sensibilisation sont organisées (avec le soutien de l’église). Des villes secondaires comme Aveiro appliquent le décret, en faisant montre de zèle. Le va-nu-pied-sur-la-voie-publique est désormais passible de 15 jours d’emprisonnement. Les autorités se félicitent de cette action « humanitaire et patriotique » et rêvent d’un Portugal où « le pied-nu aura totalement disparu ».

a+pe+descalco« ayez peur faites nous confiance la vie c’est dangereux tu peux mourir »

On aurait alors vu dans les campagnes des hommes et des femmes porter bottes et chaussures aux épaules, et ne les vêtir qu’à l’entrée des villes pour ne pas avoir à payer d’amende.

qn3mb3p8« des chaussures moi je veux bien mais pour quoi faire »
Lisbonne – date inconnue

La révolution des œillets puis l’entrée dans la Communauté Européenne auront propulsé le Portugal dans une ère de liberté consumériste où Nike et Décathlon réussiront à s’imposer avec autant de facilité qu’ailleurs. Le peuple portugais ne se réappropriera donc pas le pied nu comme symbole de liberté, comme les capoeiristes avaient pu s’approprier la chaussure.

L’exemple du Portugal vient directement corroborer le travail de Tim Ingold qui pense que l’aliénation du pied est avant tout un discours politique tenu par l’Homme Occidental pour refuser sa part d’animalité et célébrer son Intelligence et sa Raison face à l’Instinct et la Nature. https://mytrailtosanfrancisco.wordpress.com/2013/12/07/le-monde-percu-a-travers-les-pieds/

L’exemple du Portugal vient renforcer mon sentiment qu’une liberté de pensée passe par des pieds libres et en contact direct avec la Nature Mère . Le contrôle des esprits par l’emprisonnement des pieds. Hier la dictature, aujourd’hui le sacro-saint business sportif, temple de la compétition et de la consommation.

Bonne nouvelle néanmoins, je découvre cette semaine le Forum de la Communauté Portugaise des Coureurs Nus Pieds et à ma grande surprise je découvre qu’ils sont plus d’une dizaine ! Tout n’est donc pas perdu !

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10 commentaires pour du diktat de la chaussure

  1. fabien dit :

    Très très intéressante cette mise en perspective! Pourquoi un tel acharnement sur les campagnes? Le port de la chaussure aurait pu rester un symbole de domination de la bourgeoisie citadine ou des notables de province sur la paysannerie?

    2 choses sur les pieds que je me demandais:
    – sur l’histoire de la chaussure en France et + généralement dans les zones froides (faute montagne, est de la france)
    – quid des ongles de pieds (ça c’est une question de Nereyda)? Ils ont un rôle certain dans l’éqilibre. On les coupe pour qu’ils ne nous gênent pas dans nos chaussures, qu’ils ne trouent pas nos chaussettes. Existe-t-il une taille optimale des ongles?
    Saludos !

    • merci de ta participation Fabien !
      le froid est l’un des sujets à venir. pour faire écho à l’enseignement de notre cher professeur Liscia, l’idée sera de montrer que « non il n’y a pas de déterminisme climatique au port de la chaussure » 🙂
      concernant les ongles ça reste encore un grand mystère pour moi, mais je n’ai pas encore fait de recherches. pour le moment je dirais que c’est un reste « inutile », au même titre que les tétons chez l’homme ou l’orgasme chez la femme (désolé pour la comparaison, j’étais tombé sur un article qui expliquait ceci comme cela). à creuser donc !

  2. Capsulle dit :

    Ola, l’orgasme chez la femme, un reste inutile ? Tu n’as pas peur de te faire tomber dessus par des hordes de féministes enragée, toi ! Bon, j’imagine que le propos est à nuancer et j’attends impatiemment de plus amples explications 😉

    • : )
      il faut que je retrouve cet article,
      mais je me souviens que suite au papier en question, arte avait produit un très bon double documentaire sur l’orgasme des hommes et des femmes qui s’appelait « pardon mais c’est trop bon » (côté féminin) et « alors heureux » (côté masculin)

  3. Capsulle dit :

    Je suis tombée sur cet article par hasard (sans chercher !)
    Est-ce bien celui que tu citais ?
    http://www.lepoint.fr/science/a-quoi-sert-l-orgasme-feminin-21-01-2014-1782706_25.php
    Je ne suis ni d’accord, ni pas d’accord – je n’ai peut-être pas tout compris – mais bon, pour ceux que ça intéresse…

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