Tom Sawyer et la chaise

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En 2014 j’avais déjà évoqué, par ici, Tom Sawyer, l’archétype du jeune garçon aux pieds nus, incarnant l’insouciance, l’aventure, et les joies de l’enfance dans une Amérique rurale à l’aube de grandes transformations. Riant volontiers de la civilisation, de la chaussure, de l’école et du monde adulte, Tom Sawyer est un héros du XIXème siècle jouissant d’un corps joyeux et fonctionnel, et qui, à l’heure actuelle, mérite amplement qu’on s’intéresse à lui.

Depuis lors, l’idée de courir un semi-marathon dans les habits de cet heureux personnage ne m’avait plus quitté, et voilà donc chose faite. Je suis très content du résultat, tout le monde a reconnu le déguisement, j’ai provoqué un nombre incalculable de réactions tout au long de la course,  accepté plusieurs dizaines de « selfies » (arg !) après la ligne d’arrivée, et ai même eu le droit à quelques bises, la grande classe. Tarzan, Tom Sawyer, ma galerie de personnages commence à s’étoffer.
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J’ai couru les 21 km avec mon ami va-nu-pied AP Santos, qui s’est mis à cette saine pratique en 2014 après avoir bu une bière avec Tarzan. AP, en plus d’être un grand ami, est donc celui qu’on peut qualifier de « first follower », celui grâce à qui je ne suis plus un freak solitaire et frappé du ciboulot. AP est celui qui, en s’affichant à mes côtés, transforme ma prestation ridicule en un discours digne d’intérêt, car lui donnant du crédit et de la légitimité (d’autant plus qu’il est déjà une figure médiatique dans le petit monde de la course à pied).

Il nous reste alors à trouver et valoriser notre « second follower », le troisième homme (ou femme !) qui nous permettra de devenir un groupe, vu et perçu comme tel, et l’effet boule de neige pourra enfin se mettre en place, le mouvement pourra enfin prendre forme. Nous deviendrons alors suffisamment nombreux et visibles pour proposer au monde chaussé un nouvel imaginaire, un nouveau paradigme, une nouvelle histoire, et peu à peu, cette civilisation de la chaussure, déconnectée de son  corps et de son environnement, osera s’affranchir de ses prisons dorées et goûter aux fruits sucrés de la liberté. N’ayons pas peur de rêver, ça ne coûte pas un centime (contrairement aux chaussures).

quelques règles de base pour créer un mouvement

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Sans transition aucune.
Suite à la publication de mon précédent article sur resilience.org, le quotidien de l’écologie Reporterre m’a proposé de rédiger une tribune sur la question « pourquoi se passer de chaise ? ». J’étais un peu déçu de ne pas pouvoir parler de la chaussure, mais ils venaient de publier un article sur le sujet et ne souhaitaient pas se répéter. Concernant la chaise, j’apporte quelques éléments nouveaux, mais il y a surtout la satisfaction d’être publié par un site grand public, « populaire », dans le beau sens du terme. Les exigences étaient : un texte en moins de 6000 caractères, en restant « très pédagogique ». Dur.

Je copie-colle ici le texte de l’article original (visible là avec des photos en couleurs) :

Reporterre : « C’est un des articles les plus étonnants qu’on ait publié. Lisez-le, il va modifier votre vision du monde – ou en tout cas, l’interpeller. »

Pour bien des raisons, il apparaît passionnant et pertinent de reconsidérer notre rapport à la chaise. Complications médicales pour l’utilisateur devenu « sédentaire » (mot qui, en 1662, signifiait : « dépendant de la position assise ») et impact écologique du produit de consommation de masse sont les deux aspects qui nous intéresseront le plus. Mais, commençons avant toute chose par un constat simple et trivial : l’être humain n’a aucunement besoin de chaise pour se reposer, manger, lire, travailler, déféquer, etc. En effet, dans la majorité des sociétés encore non occidentalisées, la station de repos qui s’impose avec évidence reste bel et bien l’accroupi. Cette posture nous est offerte à tous par Mère-Nature, et les enfants du monde entier l’adoptent instinctivement dès leurs premiers pas.

Dans l’histoire du monde occidental, la chaise est d’abord utilisée non pas pour son aspect pratique, mais pour sa valeur symbolique, permettant d’affirmer la haute autorité de celui qui s’y assoit (l’exemple du trône). Même dans les foyers les plus aisés, il faudra attendre le XVIe siècle pour que l’usage de la chaise se généralise. Par conséquent, cette « société assise » à laquelle nous sommes aujourd’hui habitués est en fait un phénomène qui aurait tout au plus 200 ans.

On peut également suggérer que cette même chaise, fruit de la main habile et de l’esprit créateur de l’homme, nous aura permis de nous élever, de nous distancier du sol, et donc d’entrer de plain-pied dans les hautes sphères de la modernité, en réaction ou en opposition à la posture accroupie, tellement terre-à-terre, tellement instinctive, tellement naturelle, et par conséquent tellement sauvage. C’est cette histoire que semble nous raconter la page Wikipédia dédiée à l’accroupi (consultée le 6 avril 2017), puisque qu’elle laisse entendre que seuls les singes sauraient être à l’aise dans cette position. L’accroupi serait animal quand le trône serait lui civilisé.

Nous avons perdu notre autonomie et sommes devenus dépendants de l’objet que nous avons créé (et acheté), puisqu’une grande partie des adultes occidentaux ne sait plus vivre sans chaise ou fauteuil, car ne sait plus s’accroupir. Pas pour des raisons génétiques, puisque tous les peuples possèdent à la naissance cette faculté, mais parce que dans un monde pensé et organisé autour de la chaise, nous avons oublié de pratiquer cette posture et avons peu à peu perdu notre souplesse naturelle (principalement dans la zone entourant le bassin). Notre corps est donc dépendant d’un produit de consommation pour pouvoir vivre confortablement au quotidien, et ce qui est vrai pour la chaise l’est également pour la chaussure, la voiture, le chauffage centralisé, le smartphone, etc.

Les bénéfices de l’accroupi sont nombreux. Dit autrement, la perte de souplesse permettant cette faculté naturelle peut favoriser l’émergence de nombreuses complications : difficultés à accoucher, hémorroïdes, cancer du côlon, constipation, appendicite, prostatite, douleurs lombaires, etc. la liste est longue. Le trône, si moderne, placé dans les toilettes pour la défécation ne permet malheureusement pas un travail optimal des organes participant à la bonne expulsion des excréments.

On peut noter également que la position en tailleur, et tous ses dérivés (lotus, semi-lotus, etc.), ainsi que le seiza, même s’ils sont peut-être moins instinctifs et déjà plus le fruit de codes culturels, permettent également une assise autonome, confortable et saine pendant plusieurs heures.

La chaise, le fauteuil, le canapé, le pouf sont aujourd’hui des produits de consommation de masse, complexes et hautement transformés, issus d’un système ultramondialisé. Faits de bois, de colles, de plastiques, de pétrole, de textiles et cuirs naturels ou synthétiques, de composés perfluorés, d’ignifuges bromés, et autres matériaux ou produits issus du monde entier, ces produits sont assemblés en Chine ou en Pologne puis acheminés jusqu’au consommateur final. On peut donc affirmer que la simple chaise a, sur notre environnement tout comme sur notre santé, un impact qui n’a plus rien de négligeable.

Rien n’est perdu pour autant. Nous sommes tous en mesure, à l’aide de quelques exercices simples, et d’un peu de patience, de retrouver notre station de repos naturelle qu’est l’accroupi, de bénéficier de tous les bienfaits de cette posture et, par la même occasion, de ne plus être dépendants de la chaise, donc de reconquérir notre autonomie.

Après trois ans d’éveil, d’assouplissements et de découverte, je suis moi-même désormais capable de me reposer dans cette posture (même si elle n’est pas encore parfaite), posture qui me procure une grande sensation de bien-être dans le bas du dos. À l’arrêt de bus, je m’amuse à observer les réactions des passants qui ne comprennent pas toujours ce que suis en train de faire. Depuis que j’ai la souplesse suffisante, je ne m’assois plus sur le siège des toilettes, mais pose mes deux pieds sur la faïence, pour une expulsion plus naturelle de mes selles.

Enfin, on pourrait imaginer l’école comme un système éducatif permettant aux enfants de conserver et d’affirmer cette autonomie physique innée et naturelle, car comme le suggérait l’ethnologue français Marcel Mauss en 1934 : « Nous ne savons plus nous accroupir. Je considère que c’est une absurdité et une infériorité de nos races, civilisations, sociétés. (…) La position accroupie est, à mon avis, une position intéressante que l’on peut conserver à un enfant. La plus grosse erreur est de la lui enlever. Toute l’humanité, excepté nos sociétés, l’a conservée. »

Parents d’élèves Tagbanua coupant l’herbe de la cour de l’école, Philippines © Camille Oger / lemanger.fr

Les plus chouettes commentaires en réaction à l’article :

« … ou comment se rebeller par l’envers du décor… »

« comment peut-on aller bien dans un monde qui est malade ? »

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12 commentaires pour Tom Sawyer et la chaise

  1. Il a fière allure, les pieds nus il marche dans la vie,
    rêvant d’aventure, sur les bords du Mississippi

  2. mon père vient porter la contradiction :

    « il y a l’aspect « environnemental » sur lequel je ne suis pas d’accord pour deux raisons :

    La première c’est la quantité de sièges « normalement » consommés en une vie … On n’achète pas des chaises comme des cartouches d’encre, des batteries de smartphones, des smartphones etc… La quantité reste limitée! Ou si elle ne l’est pas ce n’est pas lié à l’objet lui-même mais à la course à la consommation dans laquelle nous sommes entrés

    La deuxième c’est que s’il y a un impact sur l’environnement, c’est lié aux procédés de fabrications actuels, pas à l’objet lui-même, là non-plus… Un banc traditionnel en bois consomme du bois et c’est tout, et le bois est resté un produit renouvelable jusqu’à la surexploitation de ce dernier siècle. »

  3. proposer un nouvel imaginaire, une nouvelle histoire, même en ville

  4. Camille Oger, du site lemanger.fr nous en dit plus :

    « Je reste dans cette position vraiment longtemps sans m’en apercevoir, car ce n’est jamais désagréable pour moi. Il n’y a là aucun effort, aucune tension, c’est ma position préférée pour bosser, cuisiner, me reposer, me soulager quand j’ai mal au dos… Je n’ai jamais eu à y réfléchir, en fait. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une limite de temps. Bon, il faut bien dormir, et je ne dors pas accroupie, donc la limite, c’est au moins ça.

    Bref, pour tenter de répondre à ta question, je reste des heures comme ça tous les jours, je n’ai jamais chronométré mon maximum mais j’imagine que ça doit être énorme. C’est ma position de référence.

    Je connais d’autres gens dans ce cas (et pas que des Asiatiques), donc cela n’a rien d’exceptionnel, même si ça étonne parfois les gens qui n’en ont pas l’habitude… »

  5. mickael rister dit :

    Bonjour, assez d’accord avec le 1er commentaire sur l’amalgame un peu rapide entre l’objet chaise et les considérations environnementales… je voulais savoir si vous vous appuyez sur des études scientifiques pour étayer votre théorie sur la relation chaise et maladie? si oui pouvez vous nous donner des liens? merci d’avance.

  6. ploufleloup dit :

    Bonjour 🙂 Je découvre avec bonheur votre blog ce matin, dont je viens de lire nombre d’articles ! Et quel plaisir de vous lire, ça fait un peu de lumière !
    Mes enfants ont grandi et grandissent en n’étant pas scolarisés (ou en l’étant à leur demande), ils ont tendance à vivre pieds nus, à s’installer dans des positions spontanées, à avoir trop chaud en intérieur, etc… Et c’est par eux que j’ai réappris ces relations naturelles à nos positions physiques, à notre environnement. On me sermonne encore parfois parce que, à 45 ans, ma position spontanée (de repos ou de simple confort) à moi, c’est le lotus ou le tailleur, y compris sur les chaises et canapés. Du coup, c’est vraiment bon de lire vos arguments !
    Je suis très loin de pouvoir marcher pieds nus facilement, sauf sur les plages et les bitumes lisses, et vos mots donnent envie de s’y mettre mieux ! Merci !
    Pour la position assise, il y a un intermédiaire que je trouve intéressant musculairement, même si c’est aussi un produit de consommation (et pour le coup, un vraiment crade au plan environnemental, 100% plastique), c’est la Swiss Ball. Utilisée en remplacement des chaises (au bureau, chez soi, etc.), elle muscle sans brutalité et permet de travailler l’équilibre général du corps, tout en perdant de manière douce certaines habitudes et en permettant de se reposer dessus. Et en plus c’est assez ludique !

    • woua, super feedback, merci beaucoup de partager ici votre expérience familiale, sur l’école, l’usage instinctif du corps, tout ça. Oui on nous sermonne, oui on nous interdit de vivre notre corps joyeusement, oui l’école est une machine à nous rendre dépendant du système.
      Merci !

  7. proposer un nouvel imaginaire, une nouvelle histoire, même dans les rues de Paris :

  8. Rémi dit :

    Salut Sylvain,
    C’est toujours un plaisir de te lire ! Merci pour ces réflexions, pleines de bon sens.
    Une petite pub pour tous ceux qui n’osent pas se mettre accroupi sur les toilette … c’est une « solution » américaine, une béquille de plus, mais c’est surtout une vidéo très drôle.

    Bonne journée !
    La bise

    • salut Rémi ! merci pour ton retour, ça compte. excellent vidéo, raconter une histoire pour faire passer un message, les publicitaires ont tout compris… avec un budget moindre j’essaye de faire la même chose quand je me déguise en Tarzan ou en Tom Sawyer… la bise !

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