Correspondances – accompagner le vivant

Cette semaine dans toutes les meilleures librairies de France est paru le dernier ouvrage de l’anthropologue et « penseur du vivant » écossais Tim Ingold : Correspondances, aux éditions Actes Sud, collection Voix de la Terre, un ouvrage que j’ai eu le plaisir de traduire.

Ce livre est un recueil d’essais invitant à « correspondre » avec ce monde, c’est-à-dire à porter un regard plus fin et plus complet sur ses brindilles, dunes, flocons de neige, ombres, métaux, ou simples lignes du paysage, par le prisme de leur passé et de leur devenir, et des liens qu’ils tissent et détissent à chaque instant avec les éléments et les êtres vivants.

Si je suis arrivé à Tim Ingold, c’est qu’il signait en 2004 Culture on the ground (le monde perçu par les pieds), un essai passionnant sur le rapport qu’entretient notre civilisation moderne et occidentale avec le pied nu et le sol, et sur la manière dont notre usage inconditionnel de la chaussure et de la chaise est venu façonner et structurer en profondeur notre perception et notre compréhension du monde, du corps et de l’histoire de l’humanité. En courant le semi-marathon de Lisbonne déguisé en Tarzan, seul va-nu-pied au milieu de 12 000 paires de running (et arrivé en 280° position), je trouvais dans ce texte une caution universitaire à ma démarche.

Je vous livre ici quelques extraits traduits par mes soins, vous pouvez télécharger le document en anglais ici, en attendant un jour je l’espère la version française officielle (si quelqu’un pouvait me trouver un éditeur intéressé par un tel projet, ce serait fantastique)

Résumé

Les exposés classiques de l’évolution humaine font le récit d’une différenciation progressive des mains, servant d’instruments à l’intelligence rationnelle, et des pieds, partie intégrante de la locomotion bipède. Mais les évolutionnistes ont théorisé les performances pédestres en se basant sur la démarche des Européens chaussés. Le biais d’une tête à la verticale des pieds est profondément ancré dans la pensée et la recherche occidentales, et tend à faire planer la vie sociale et culturelle au-dessus du sol de la nature. Cette tendance était déjà établie au sein des élites européennes à travers la pratique des voyages axés sur la destination, l’utilisation de chaussures et de chaises, et la valorisation de la posture érigée. Elle s’est ensuite renforcée dans les sociétés urbaines avec le pavage des rues. L’absence de contact avec le sol de la vie métropolitaine est intégrée aux structures sociales occidentales, mais également aux disciplines que sont l’anthropologie, la psychologie et la biologie. Une approche plus ancrée au sol du mouvement humain, sensible aux compétences des pieds, ouvre de nouvelles perspectives aux études de la perception environnementale, de l’histoire de la technologie, de l’aménagement du territoire et de l’évolution de l’anatomie humaine.

(…) De l’ascension de la tête à la verticale des pieds

(…) Darwin remarque que « chez quelques sauvages cependant, le pied n’a pas entièrement perdu son pouvoir préhensile, comme le prouve leur manière de grimper sur les arbres et de s’en servir de diverses manières. » Il ne pousse pas plus loin sa réflexion, l’idée lui semblant aller de soi. Puisque le sauvage était considéré comme anatomiquement à mi-chemin entre le singe et l’humain civilisé, il était logique que ses pieds aient conservé certains vestiges du singe. Huxley cependant a bien plus à dire sur la question. Lui aussi observe que les primitifs sont capables de réaliser bien des choses avec leurs pieds – il donne pour exemples la manipulation des rames, le tissage des habits et même l’amorçage des hameçons – choses qui à nous, peuple civilisé, paraîtraient extraordinaires. Mais plutôt que d’être dues à leur anatomie innée, ces capacités n’auraient-elles pas plus à voir avec leur habitude de vivre pieds nus ? « Il ne faut pas oublier, nous prévient Huxley, que le gros orteil civilisé, enfermé et comprimé depuis l’enfance, n’est point vu sous son jour le plus favorable, et que chez les peuplades non civilisées et qui marchent pieds nus, il conserve une grande mobilité et même une sorte d’opposabilité. »

Paradoxalement, il semblerait qu’au cours de la marche en avant civilisationnelle, le pied ait été retiré de la sphère d’opération de l’intellect, qu’il ait régressé au statut de simple appareil mécanique, et, par ailleurs, que ce développement soit une conséquence – et non pas une cause – des progrès techniques réalisés dans le domaine de la chaussure. Les bottes et les chaussures, produits de la main humaine toujours plus polyvalente, emprisonnent le pied, limitent sa liberté de mouvement et émoussent son sens du toucher.

Edward Tylor, dans son Anthropology de 1881 pousse cette observation un peu plus loin. Afin de démontrer l’idée désormais familière qui veut que la différenciation entre la main et le pied soit bien plus prononcée chez l’humain que chez le singe, il nous présente une image sur laquelle les mains et les pieds d’un chimpanzé et d’un humain sont placés côte à côte.

Mais il se dépêche de préciser que le pied humain est « volontairement dessiné non pas à partir du pied libre du sauvage, mais de celui européen et comprimé par la rigide botte de cuir, parce que cela montre d’autant mieux le contraste entre le singe et l’homme. » La précision est notable, puisqu’elle équivaut à admettre que l’être humain idéal, la référence avec laquelle les différences et les similitudes entre singes et humains doivent être évaluées, est un homme qui dans une large mesure a été modelé par l’usage artificiel d’une technologie contraignante. Tout comme Huxley, Tylor nourrit sa démonstration d’exemples, plus anecdotiques, de la dextérité du sauvage pieds nus. « Avec ses pieds nus, le sauvage australien attrape sa lance, et le tailleur hindou tient son étoffe alors qu’il est accroupi pour tisser. » L’Européen en chaussures, admet Tylor, est bien incapable d’en faire autant. Son pied, celui illustré sur l’image, n’est rien d’autre qu’une « machine à faire des pas ». Comme Darwin avant lui, et bien évidemment comme Charles Bell, Tylor était convaincu que le développement intellectuel de l’homme s’était fait non pas grâce à l’usage de ses pieds, mais grâce à celui de ses mains.

(…) Pour les riches, la constriction des pieds demeure un marqueur de civilisation aussi sûr que la liberté des mains. La spécialisation des mains et des pieds est-elle vraiment aussi naturelle que ce que Darwin et ses contemporains ont pu prétendre ? Cette division des tâches ne serait-elle pas au contraire, dans une certaine mesure, le résultat d’un discours typiquement moderne du triomphe de l’intelligence sur l’instinct, de la domination de l’homme sur la nature ? Le développement de la chaussure ne pourrait-il pas être compris, toujours dans une certaine mesure, comme une tentative de traduire la supposée supériorité des mains sur les pieds, correspondant respectivement à l’intelligence et à l’instinct, ou encore à la raison et à la nature, en une réalité de tous les jours.

(…) Et pour finir

Le philosophe Jacques Derrida se demandait comment il pouvait exister une histoire ou une science de l’écriture alors que la pratique de l’écriture était elle-même déjà impliquée dans les idées de l’histoire et de la science. En ce qui me concerne, je me demande comment il pourrait exister une histoire culturelle des techniques corporelles alors que la technologie de la chaussure est déjà profondément impliquée dans nos conceptions du corps, de son évolution et de son développement. Les bottes et les chaussures supportent nos notions déjà établies du corps et de l’évolution, tout comme l’écriture supporte nos notions de la science et de l’histoire. Afin de nous extraire de ces circularités, nous devrions peut-être suivre le conseil de Giambattista Vico, qu’il nous livre dans son ouvrage La science nouvelle de 1725. Pour comprendre les origines de l’écriture, écrit Vico, il faut poursuivre les recherches « comme s’il n’existait point de livres au monde ». De même, pour comprendre l’évolution de la marche, il nous faut imaginer un monde sans chaussures. Nos premiers ancêtres ne marchaient pas à grandes enjambées avec de lourdes bottes, et sur la terre, mais se déplaçaient en son sein, avec légèreté et agilité, et la plupart du temps pieds nus.

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3 commentaires pour Correspondances – accompagner le vivant

  1. Anonyme dit :

    Bonjour Sylvain. Je ne vois nulle part ton nom apparaître mais je te reconnais! bravo

    bises. Lysiane

  2. Bonjour Sylvain, je pense particulièrement aux Editions Paulsenhttps://www.editionspaulsen.com/

    Merci pour ce travail passionnant !

    Un lecteur nu-pieds 🙂

    Cyril

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